Catégorie : Article thématique
Thème : Les communs

— 1 septembre 2022

Les tiers lieux : un chemin vers les communs?

Diversité institutionnelle, agir démocratique et territoires (un article relu et édité en peer review par Geneviève Fontaine)

Face au double risque de privatisation et d’instrumentalisation par les pouvoirs publics, les tiers-lieux trouvent dans les communs territoriaux un levier pour renouveler leur capacité instituante. Un article sur les perspectives qu’apportent aux tiers-lieux les communs qui rompt avec l’idée que les tiers-lieux seraient par essence des communs.

“Les tiers-lieux en communs territoriaux deviennent un horizon politique pour les acteurs et un nouveau champ d’investigation pour la recherche.”

Marqués par les dynamiques d’hybridation qui leur sont consubstantielles, les tiers-lieux apparaissent difficiles à saisir. France Tiers-Lieux les présente sobrement comme « un endroit qui hybride des activités pour répondre à un besoin du territoire »1. D’abord considérés comme des signaux faibles des mutations de notre société, ils en constituent aujourd’hui une véritable tendance, au point que d’aucuns se risquent à pronostiquer que « demain, tous les lieux seront des tiers-lieux »2. Estimés par le rapport de France Tiers Lieux à plus de 2 500 en 2021, ils seront entre 3 000 et 3 500 fin 20223. Parce qu’ils transforment les manières de produire, de consommer ou d’habiter, on les inscrit généralement dans le registre des transitions. 

Tiers-lieux, leviers de la riposte démocratique ?

Avant tout, les tiers-lieux sont le signe d’une crise de nos institutions, qui ont été conçues dans les sociétés industrielles selon un modèle vertical et sectoriel. Ils décloisonnent les activités comme les publics, recomposent le rapport au travail, ramènent des activités dans les territoires fragiles, restaurent le lien social ou contribuent à la transition écologique. Un risque les guette cependant : l’isomorphisme4. Autrement dit, la standardisation des tiers-lieux, qui reproduit la représentation dominante de l’utilité et de l’efficacité dans laquelle les lieux doivent être cloisonnés et spécialisés. Ce risque a deux faces : pile, les initiatives relevant du privé s’apparentant à de simples espaces de coworking dépourvus de tout lien au territoire ; face, une mise en dispositif des tiers-lieux par la puissance publique qui bride leur puissance démocratique et avec elle leur créativité. 

Résister à ce phénomène suppose d’organiser la riposte démocratique, en affirmant les spécificités des tiers-lieux pour les rapprocher de l’économie sociale et solidaire (ESS). Cela commence par leur ancrage territorial5, c’est-à-dire la communauté de destin qu’ils forment avec leur territoire d’implantation à travers les coopérations qu’ils y développent et qui les amènent à changer le rapport au travail, aux usages ou à la propriété en retrouvant la multifonctionnalité de l’associationnisme ouvrier du XIXe siècle aux origines de l’ESS. Un tiers-lieu issu de la société civile fonctionne en écosystème. Mais cela passe surtout par la capacité de délibération collective au fondement de l’agir démocratique, et donc la reconnaissance de la dimension politique des tiers-lieux qui développent la compétence civique de leurs parties prenantes, c’est-à-dire les ressources leur permettant d’intervenir dans l’espace public6. Ces tiers-lieux participent à la définition des problèmes publics et à la construction des solutions du territoire. 

Communs et diversité institutionnelle, horizon politique des tiers-lieux ?

Les communs peuvent leur fournir un référentiel d’action collective. Leur théorisation a été réalisée par Elinor Ostrom qui a mené de nombreuses études de cas portant sur les fonds de ressources communes (terres, pêcheries, forêts, nappes phréatiques, systèmes d’irrigation) à la fois rivaux et non-exclusifs. Elle a mis en avant le rôle régulateur des normes sociales et des arrangements institutionnels attachés aux communs7. Dans cette approche, les communs sont définis comme des ressources, autour desquelles sont établis un système de règles (accès, production…) et une gouvernance collective par une communauté. Mais c’est parce qu’il y a « concernement »8 par une communauté vis-à-vis d’un ensemble de ressources qu’une dynamique d’action collective peut être générée. Ce schéma, appliqué d’abord aux ressources naturelles, s’est étendu à une nouvelle génération de communs9. On y retrouve notamment les communs informationnels, dont les communs numériques, qui ont la particularité d’être non rivaux (c’est à dire que la consommation d’une ressource par un agent n’a pas d’effet sur la quantité disponible de cette ressource pour d’autres). Des tiers lieux y sont déjà impliqués, à l’instar du mouvement des « tiers-lieux libres et open source » (TiLiOS) qui mobilise les outils et plateformes libres et open source et contribue à leur développement. Cela témoigne de dispositions favorables aux communs chez les tiers-lieux, mais n’annonce rien de leur rapport au territoire.

Alors que la crise de la Covid-19 a eu un rôle de catalyseur des mutations du travail en encourageant le couplage entre les nouveaux usages numériques et le tournant local des activités productives, dont l’essor du télétravail et des tiers-lieux sont le résultat. Mais le « local » reste une catégorie abstraite. La proximité géographique ne signifie pas l’ancrage territorial et encore moins des pratiques de commoning, c’est-à-dire un « processus social par lequel un groupe de gens – des pairs – s’organisent pour gérer des ressources, des savoirs, des espaces et autres domaines »10.

Les tiers-lieux, champ d’expérimentation pour les communs ?

Les tiers-lieux sont ainsi un champ d’expérimentation où les communs peuvent se déployer, et particulièrement les communs territoriaux qui « se définissent dans leur rapport organique au territoire, entendu comme une construction sociale d’acteurs dans une situation de proximité géographique »11. Le territoire est appréhendé de la sorte comme une ressource, il devient l’un des objets du « concernement » que les acteurs révèlent, activent et développent, comme l’a pointé le rapport de la Mission « Coworking : territoires, travail, numérique »12. Cette conception a des implications fortes sur les modèles de propriété13 comme les modèles économiques des tiers-lieux, où les logiques d’hybridation trouvent à se déployer. 

Les tiers-lieux en communs territoriaux, avec leurs exigences de « concernement » et d’action collective qui en découlent, deviennent ainsi un horizon politique pour les acteurs14 et un nouveau champ d’investigation pour la recherche15. Les travaux sont encore rares, mais quand ils existent, ils insistent sur deux dimensions. D’une part, les dynamiques « bottom-up », qui s’appuient sur les mobilisations citoyennes. D’autre part, l’affinité élective entre l’économie sociale et solidaire et les communs16, même s’il n’y a pas de corrélation systématique entre les deux. Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) sont souvent prises en exemple pour leur gouvernance multipartenariale au service d’objectifs de production ou de fourniture de biens ou de services d’intérêt collectif.

Le recours aux communs territoriaux offre ainsi des perspectives de renouvellement aux tiers-lieux pour éviter le double écueil d’une privatisation ou d’une instrumentalisation aboutissant à la disparition de leur capacité instituante. C’est ici que le travail politique autour des chartes des tiers-lieux peut prendre tout son sens en organisant la délibération collective et en formalisant les règles. Reste que l’expérimentation locale ne doit pas conduire à la fragmentation des initiatives ou à leur enfermement dans la proximité. Cela ouvre la piste d’un « translocalisme des communs »17, qui imbrique les solidarités locales avec des échelles extra-locales, ou de « communs inter-territoriaux »18 autour de dispositifs d’ingénierie mutualisés pour impulser, accompagner et mettre en mouvement les dynamiques territoriales.

Notes

1francetierslieux.fr
2Gabrielle Halpern, « Demain, tous les lieux seront des tiers-lieux ! », Usbek & Rica, 30 avril 2021, https://usbeketrica.com/fr/article/demain-tous-les-lieux-seront-des-tiers-lieux
3France Tiers-Lieux, Nos territoires en action. Dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir !, rapport remis au Premier ministre, 2021.

4Paul J. DiMaggio et Walter W. Powell, « The Iron Cage Revisited : Institutionnal Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », American Sociological Review, Vol. 48, n°2, 1983, p.147-160. 

5Jean-Benoît Zimmermann, « Entreprises et territoires : entre nomadisme et ancrage territorial », La Revue de l’IRES, n°47, 2005, p.21-36. 

6Julien Talpin, « Ces moments qui façonnent les hommes. Éléments pour une approche pragmatiste de la compétence civique », Revue française de science politique, n°60-1, p.91-115. 

7Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Bruxelles, De Boeck, 2010. 

8Geneviève Fontaine, Les communs de capabilités : une analyse des Pôles Territoriaux de Coopération Economique à partir du croisement des approches d’Ostrom et de Sen, thèse de doctorat en sciences économiques dirigée par Hervé Defalvard, Université Paris-Est, 2019.

9Benjamin Coriat (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015.

10Silke Helfrich et David Bollier, « Commoning », in Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld [dir.], Dictionnaire des biens communs, Paris, PUF, p.204-211.

11Jean-Benoît Zimmermann, Les communs. Des jardins partagés à Wikipédia, Paris, Libre & solidaire, 2020. 

12Patrick Levy-Waitz, avec l’appui d’Emmanuel Dupont et Rémy Seillier, Faire ensemble pour mieux vivre ensemble, CGET, 2018.

13France Tiers Lieux, ANCT et 27e Région, Juristes embarqués. La créativité réglementaire pour les tiers-lieux créateurs de communs, https://agence-cohesion-territoires.gouv.fr/sites/default/files/2021-05/JURISTES%20EMBARQU%C3%89.ES%20V4bis.pdf

14Arnaud Idelon, « Le tiers-lieu, berceau des communs ou couteau suisse des communes ? », Nectart, n°14, 2022/1, p.96-109.

15Session du 17e Congrès du RIODD « Expérimenter les communs dans les tiers-lieux, espaces de transition(s) : quelle(s) gouvernance(s) ? », 2022, https://riodd2022.sciencesconf.org/resource/page/id/13 

16Corinne Martin et Camille Pereira, « Les tiers-lieux, espace d’expérimentation des communs ? », 2021, http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/essor-biens-communs/Corinne-Martin-Camille-Pereira.html

17 Elisabetta Bucolo, Geneviève Fontaine et Hervé Defalvard,Territoires solidaires en commun : les anti-actes d’un colloque inédit, Ivry-sur-Seine, L’Atelier/Ed. Ouvrières, 2020.

18  Emmanuel Dupont et Édouard Jourdain, Les nouveaux biens communs ? Réinventer l’État et la propriété au XXIe siècle, La Tour-d’Aigues, L’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2021.

Timothée DUVERGER

Maître de conférences associé. Directeur de la Chaire TerrESS. Sciences Po Bordeaux

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Timothée DUVERGER

Maître de conférences associé. Directeur de la Chaire TerrESS. Sciences Po Bordeaux

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— 1 septembre 2022

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