Entrés dans la loi française en 2015, les droits culturels représentent un horizon éthique fécond pour interroger les valeurs et les pratiques des tiers-lieux au prisme des droits humains.
Érigés en remparts contre la guerre et la barbarie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les droits culturels sont inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Partie intégrante des droits humains fondamentaux, ils se réfèrent à une acception ouverte de la culture qui inclut – outre les arts et les lettres – les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs, les traditions, les institutions, les modes de vie, mais aussi les sports et les jeux, les méthodes de production ou la technologie, l’environnement naturel et humain, l’alimentation, l’habillement ou encore l’habitation, par lesquels des individus, des groupes et des communautés expriment leur humanité et le sens qu’ils donnent à leur existence et à leur relation au monde.
Des droits pluriels, mais indivisibles et interdépendants
A partir des années 1950, les contenus des droits culturels sont progressivement précisés dans différents instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme. Sous la coordination du philosophe Patrice Meyer-Bisch, un groupe d’experts internationaux issu de la société civile travaille dès les années 1990 à rassembler ces textes épars et à les expliciter. En 2007, la Déclaration de Fribourg en propose une déclinaison en six articles :
- Le droit de choisir et de voir respecter son identité – et celle des autres – dans la diversité de ses modes d’expression, et d’accéder aux différents patrimoines culturels ;
- Le droit d’entretenir des relations libres aux communautés de son choix et de ne pas se voir assigner une identité contre son gré ;
- Le droit d’accéder et de participer à la vie culturelle, qui englobe les libertés d’expression, de pratique et de création, le droit de jouir des productions culturelles et le droit à la protection des intérêts moraux et matériels qui leur sont liés ;
- Le droit à l’éducation et à la formation tout au long de la vie, dans le respect de la diversité linguistique et culturelle ;
- Le droit à la communication et à l’information dans la ou les langues de son choix ;
- Le droit à la coopération culturelle, qui désigne la liberté de prendre part au développement et aux décisions des communautés dont on est membre.
En 2009, l’Observation n°21 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels reprend quasi littéralement la Déclaration de Fribourg et en réorganise les contenus selon trois dimensions : le droit de participer, d’accéder et de contribuer à la vie culturelle. Pour autant, les droits culturels ne se résument pas à une somme de droits applicables séparément : ils composent un tout cohérent et s’articulent selon des principes d’universalité, d’indivisibilité et d’interdépendance entre eux et avec les autres droits de l’Homme (travail, alimentation, logement, santé, etc.). Ils esquissent par conséquent un espace de mise au travail de droits humains différents et parfois contradictoires.
Un changement de paradigme pour les politiques publiques
Bien que la France ait ratifié la plupart des traités internationaux afférents aux droits culturels, et malgré le principe de primauté du droit international sur le droit national, il faut attendre 2015 et la loi NOTRe pour que la mention des droits culturels fasse son entrée au forceps dans la législation française. Au forceps, car la prise en compte des droits culturels représente un véritable changement de paradigme pour les politiques culturelles françaises, et plus largement pour l’action publique. Leur perspective pose en effet « une exigence participative découlant de l’idée que chacun construit, nourrit la culture ». Une personne peut être éloignée d’une certaine offre culturelle, empêchée de pratiquer, de produire ou de partager certaines ressources culturelles, mais nul n’est éloigné de la culture : nous en sommes toutes et tous à la fois porteurs, vecteurs et contributeurs.
Ce faisant, les droits culturels mettent en exergue le « tropisme artistico-centré », mais aussi le légitimisme et l’ethnocentrisme des politiques de démocratisation culturelle qui, derrière l’impensé de l’exigence artistique, continuent de désigner les productions dignes de figurer au rang d’une vision qu’on peut qualifier de restrictive et normative de la culture. Ils supposent plus largement de sortir « des simples logiques d’accès ou de consommation », qui prévalent encore dans nombre d’institutions culturelles ou non, et de se détacher des politiques de besoins, surplombantes et déficitaires, pour privilégier des politiques de capacités, ascendantes et démocratiques.
Droits culturels et tiers lieux : des affinités évidentes ?
Les tiers-lieux, qu’on porte le regard sur leur goût pour le bricolage et la bidouille, leur refus des fonctionnements en silo ou les relations horizontales qui fondent leurs communautés, pourraient bien apparaître comme des espaces favorables à l’exercice des droits culturels. Emprunté à Ray Oldenburg, « le concept de tiers-lieux a été progressivement adopté en France (…) entre 2010 et 2015 pour désigner des espaces de rencontres et de pratiques – comme les espaces de coworking, les fablabs et les hackerspaces… – qui favorisent l’hybridation ». Adossés aux mouvements du libre et de l’open-source, empreints de la philosophie du DIY, les tiers-lieux se développent en réaction au consumérisme et au capitalisme numérique, plongeant leurs racines « dans la lose, le système D, la débrouille et un ADN contre-système ».
Une partie des tiers lieux, notamment ceux dont la dimension artistique et culturelle est prégnante, puisent également dans l’histoire des friches culturelles et des lieux intermédiaires. Issus de collectifs et de groupes d’artistes liés aux mouvements alternatifs et autonomes, ceux-ci naissent « des limites des politiques publiques, voire parfois à contre-courant de celles-ci » et investissent dès les années 1960-70 des bâtiments désaffectés, désindustrialisés, en marge des institutions culturelles. Ils y développent des espaces de production et de création artistique partagés, coopératifs et transdisciplinaires, voire transsectoriels, à l’instar de l’un de leurs représentants les plus emblématiques, l’UfaFabrik à Berlin. Ouverte en 1979, celle-ci regroupe des entités artistiques hétérogènes, une école de cirque, un centre social et culturel, un café-restaurant, un magasin biologique, une ferme pédagogique, des panneaux solaires, des centrales de cogénération…
L’ancrage autogestionnaire des tiers-lieux, culturels ou non, continue d’irriguer leurs fonctionnements horizontaux, organiques et adhocratiques, garants de la contribution des personnes au développement des communautés auxquelles elles appartiennent. Dans ces espaces mutualisés de travail et d’expérimentation des arts de faire, les dynamiques collectives se structurent autour d’échanges réciprocitaires et du partage de savoirs et de savoirs-faire, qui soutiennent la liberté de pratique, la liberté de création ainsi que la co-formation entre pairs. Laboratoires du croisement de pratiques culturelles hétérogènes – artistiques, artisanales, agricoles, sociales ou numériques – les tiers-lieux contribuent à une redéfinition en actes de la notion de culture. Impliqués « dans toutes les problématiques de l’interculturalité », engagés dans des interactions symétriques, les tiers-lieux « font écho à la notion de ‘’droits culturels’’ », dans la mesure où ils s’extraient « d’une vision élitiste et diffusionniste de la culture et des savoirs, pour s’intéresser aux acteurs informels et aux espaces de la vie quotidienne ».
Les droits culturels comme éthique de la relation
Cependant, les droits culturels ne sauraient être réduits à des cases à cocher ou à quelques bonnes pratiques, dont les tiers-lieux seraient les représentants (auto-)désignés. En affirmant l’égale valeur des cultures humaines dans leur diversité, « aussi nécessaire [pour le genre humain que l’est] la biodiversité dans l’ordre du vivant », les droits culturels soulignent en creux que toutes les cultures ne bénéficient pas d’une égale reconnaissance, ni des mêmes opportunités « d’expression dans la sphère publique ». Elles sont au contraire traversées par des rapports de domination symbolique, économiques et sociaux, qui concourent à minorer certaines formes, certaines disciplines, certaines pratiques et à invisibiliser certaines personnes, certains groupes ou encore certaines communautés, du fait de leur milieu social, de leur situation économique, de leur origine ethnique, de leur genre, de leur âge, de leur langue et/ou de leur religion.
Ainsi, pour les tiers-lieux, la prise en compte des droits culturels conduit par exemple d’une part à examiner les frontières ténues qui séparent parfois communautés constitutives d’un tiers-lieu et entre-soi ; en même temps qu’elle invite à questionner les implicites de l’impératif de mixité sociale, qui vise plus souvent l’implantation des normes et des modes de vie des classes moyennes au sein des milieux populaires que l’inverse.
Les droits culturels attirent également notre attention sur les incidences écologiques de nos habitudes quotidiennes et de nos pratiques numériques, car privés d’un environnement et d’un climat stables, de nombreux peuples ne peuvent exercer leurs droits économiques, sociaux et culturels. Les droits culturels viennent encore questionner la standardisation et la privatisation par le marché d’espaces tiers « dépourvus de tout lien au territoire », autant que l’instrumentalisation et la « mise en dispositif des tiers-lieux par la puissance publique, qui bride leur puissance démocratique et avec elle leur créativité ». Bref, loin des généralisations et des prêt-à-penser, l’analyse de la pratique au prisme des droits culturels constitue pour les tiers-lieux un horizon éthique particulièrement fécond et stimulant, qui pourrait bien contribuer à préserver leur « capacité instituante ».